Vingt ans après la libération de Mandela,
la longue marche vers la liberté continue




Vingt ans déjà depuis la libération de Mandela. L'occasion de célébrer le héros national et ses rêves de nation arc-en-ciel. Mais l'état de grâce des années Mandela est terminé, l'Afrique du Sud continue à espérer des jours meilleurs. En vain?


"La destruction causée par l'apartheid dans notre pays est incalculable. Les liens familiaux de millions de personnes ont été brisés. Des millions de personnes sont sans abris et sans emplois (...) Nous devons cesser le monopole politique des blancs et restructurer nos systèmes politiques et économiques afin que les inégalités créées par l'apartheid ne puissent subsister et que notre société soit minutieusement démocratisée." Ces mots Nelson Mandela les prononçait il y a exactement 20 ans. Un bras levé vers le ciel, il était libre après 27 ans d'emprisonnement. Un geste fort pour un moment historique: il signifie alors la liberté prochaine de millions de sud-africains opprimés pendant plus de 40 ans par le régime de l'apartheid. L'accès à une démocratie basée sur des principes non-raciaux. L'espoir d'un avenir meilleur. Libres. Mais vingt ans plus tard, qu'en est-il de la nation arc-en-ciel tant rêvée et promise par Mandela?


2010, Qunu, village de naissance de Nelson Mandela. "Regarde", s'écrie Khanyisa la tête scotchée à la fenêtre de la voiture. Ca, c'est la maison de Madiba!" C'est à Qunu, au bord de la route principale qui mène vers la ville de Mthatha au coeur de la province du Cap Est, que Nelson Mandela vit aujourd'hui, loin des tumultes et luttes de pouvoir qui rythment la vie politique sud-africaine."Il n'est pas chez lui en ce moment, on l'a vu partir avec sa grosse voiture aux vitres teintées. Il ne part jamais longtemps. Et quand il revient, tout le monde se passe le mot"


Khanyisa Qatolo est née comme Nelson Mandela dans ce petit village où les plaines s'étendent à perte de vue. "C'est une région magnifique de collines onduleuses, de vallées fertiles, de milliers de rivières et de ruisseaux qui couvrent le paysage de verdure même en hiver", écrit le prix nobel de la paix dans son autobiographie La longue marche vers la liberté. Khanyisa sourit en regardant cette maison de briques surveillée par des gardiens et des caméras, au beau milieu de ces champs de verdure. "Je me rappelle quand j'étais petite, tous les noëls quand Madiba est revenu s'installer à Qunu, on venait sonner à sa porte pour chercher nos cadeaux. Il y avait un magnifique arbre de Noël."


Depuis, les rêves de petite fille de Khanyisa ont tourné court. Les habitants ont commencé à se battre pour pouvoir obtenir plus de cadeaux et les guirlandes de l'arbre de noël de Mandela ont cessé de briller. La jeune femme de 25 ans a quitté les vertes pâtures pour les bidonvilles du Cap et revient tous les ans rendre visite à sa famille restée sur place. "Il n'y a pas d'emploi ici. Dès que les gens le peuvent, ils quittent Qunu. La vie y est devenue trop difficile. Il n'y a absolument rien à faire. Les gens s'ennuient."


44% des ménages en dessous du seuil de pauvreté


Selon les derniers chiffres du ministère du Travail, le taux d'inactivité atteint 32% dans la région du Cap est. Un chiffre en baisse par rapport aux 48,5% de 1996, mais toujours au-dessus de la moyenne nationale de 29,5%. Et ce que ne comprennent pas les chiffres officiels ce sont ces familles qui vivent uniquement de leurs cultures de mais, courgettes, épinards, citrouilles, haricots et de leur bétail. Pour les plus chanceux qui ont réussi à décrocher un emploi, le salaire approche souvent les 500 rands mensuels, soit 48 € par mois. Le Cap est est la deuxième province la plus pauvre du pays, avec plus de 44% des ménages vivant en dessous du seuil de pauvreté. Un seuil établi à 800 rands (78 €) par mois.


A cela s'ajoute un accès aux ressources de base quasi inexistant, si ce n'est pour l'électricité qui a été installée lorsque Mandela est revenu sur ses terres. Kuthala Zenze habite à Matheko sur les hauteurs de Qunu. Elle a eu la chance de trouver un emploi de fonctionnaire. Elle habite une petite maison en dur, dotée d'un rondavel en annexe. "Je fais partie des privilégiés même si cela signifie que je n'ai pas l'eau courante, précise-t-elle, dans son uniforme de policier. Mandela a été libéré, et depuis qu'il est revenu vivre à Qunu, nous, nous avons eu l'électricité!", plaisante-t-elle de sa voix claironnante. Du coup, j'ai pu m'acheter une télé et un lecteur DVD mais pas de douche!" Si Khutala n'a pas l'eau courante, elle a tout de même pu obtenir une citerne de la municipalité. L'eau de pluie y tombe; Khutala remplit ses bassines d'eau pour pouvoir cuisiner ou se laver. Dans le quartier de Matheko, tous n'ont pas la chance d'avoir une citerne. La municipalité qui a tenté d'en offrir l'an dernier lors d'une sécheresse exceptionnelle a arrêté sa distribution lorsque les récipients ont commencé à être volés.


Il est 4 heures du matin, Maxoba, la mère de Khutala, se tient debout sur le perron de sa hutte traditionnelle, un seau de 15 litres à la main. A 65 ans, un foulard enrubanné autour de la tête, elle est l'une de celles qui doivent, à raison de quatre à cinq fois par jour, aller recueillir de l'eau à la rivière. Derrière la brume épaisse, après un kilomètre de marche, les plaines révèlent quelques crevasses. Maxoba se hisse agilement dans l'une d'elles. En contre-bas, un filet d'eau noirâtre apparaît, des paquets de chips déchiquetés flottent d'un bout à l'autre dans la boue. "Ca fait soixante ans que je viens chercher de l'eau mais il faut aller de plus en plus loin pour trouver une eau claire. Les rivières sont toutes polluées par ici." La brume s'est dispersée, et les collines vertes auxquelles Mandela rêvait enfermé dans sa prison de Robben island, ont perdu de leur éclat. Cà et là, les détritus s'amoncellent dans les crevasses. Des pièces de moteur, des bouteilles de soda vides, des barquettes de beurre. Un vieux poêle défoncé. Les clôtures, telles des passoires, ont retenu dans leur grillage des milliers de sacs plastiques venus s'y engouffrer. Les camions poubelles de la municipalité de Mthatha n'empruntent pas les routes défoncées qui mènent à Qunu pour récolter les ordures ménagères. Au fond de leur jardin, les villageois font des tas. Et brûlent leurs déchets.


Des idées préconçues à la vie dure

Mais Maxoba n'est pas du genre à se laisser décourager. D'ailleurs c'est la fête aujourd'hui dans le village. Les esprits sont au beau fixe. Huit jeunes garçons, tout juste circoncis, sont devenus des hommes, des AmaKrwala. Maxoba doit préparer la cérémonie du Umkiti pour Yalezo, un des jeunes garçons qu'elle a adopté. Les aînés, de leur côté, ont passé un mois au côté des jeunes hommes pour leur expliquer leurs nouvelles responsabilités. "C'est un moment très important de leur vie. Les choses ont beaucoup changé ici, explique Thabo. Le sida a touché une grande partie de nos frères. Tu peux aller dans n'importe quelle maisonnée, tu trouveras quelqu'un dans un lit, atteint du sida. Alors on leur dit de se protéger et de respecter les femmes." Ce que Thabo ne dit pas, c'est que chaque année, une cinquantaine d'amaKrwala meurent dans la région du Cap est par manque d'hygiène lors de l'acte de circoncision. "Ici, ce n'est pas le cas, se défend Thabo. Nous avons une personne qui a été formée pour que la cérémonie soit réalisée sans danger et pour éviter les risques de transmission du sida."


Pendant son mandat, Nelson Mandela a été critiqué sur la problèmatique du sida. Dans le musée de Mthatha qui retrace la vie de l'enfant du pays devenu héros national, une place est laissée à ses manquements. Mandela y admet ses lacunes en expliquant sa prise de conscience tardive lorsque l'un de ses fils est mort de la maladie. Il a depuis créé l'organisation de lutte contre le sida, 46664, de son numéro de matricule de prisonnier. Ses successeurs n'ont cependant pas embrayé le pas. Mbeki et sa ministre de la Santé se sont engouffrés dans un déni du lien entre VIH et sida, pronant des traitements à base de betteraves et laissant au passage 350000 personnes sur le carreau.


Le docteur Hlwatika, responsable du département des maladies infectieuses de l'hôpital de Mthatha, ne le cache pas. "On entend encore les gens nous dire qu'on ne mange pas une banane sans la peler au préalable. D'autres pensent que grâce à la circoncision ils sont immunisés contre le virus du sida." Au Cap est, le taux de personnes infectées par le VIH atteint 30%, un pourcentage égal à la moyenne nationale. "Les cas sont sûrement beaucoup plus nombreux, modère le jeune médecin. Mais le sujet reste encore tabou. Beaucoup de malades meurent de la tuberculose et les familles occultent souvent le fait que le sida est la première cause de décès. Et quand on réussit à les détecter, il est souvent trop tard, ils sont déjà à un stade très avancé de la maladie." Le docteur veut cependant rester positif. "De nombreux programmes ont été mis en place, et on en parle beaucoup dans les médias. Les plus jeunes en sont d'autant plus sensibilisés." Mais avec jusqu'à un tiers des postes de médecins vacants dans le nord de la province, les malades doivent voyager loin pour obtenir leur traitement. "Le réseau routier est tellement pauvre à Qunu, qu'il est souvent trop cher ou impossible pour les habitants de se rendre à leur clinique. Du coup, ils sont découragés et ne viennent pas chercher leur traitement, déplore le Dr Hlwatika. En attendant, nous avons Zuma (président actuel élu en 2009, NDLR) qui dépense des millions en armes et matériels militaires! Mais quelles sont les priorités du gouvernement?"


Dans la petite clinique de Qunu, les patients font la queue. Ils sont pesés sur une balance; un autocollant indique: "Offerte gracieusement par le peuple du Japon". Sur les murs, des posters sont accrochés fournissant des conseils de prévention contre le sida. Sous l'un d'eux, un distributeur de préservatifs. Vide. La clinique a été construite en 2001 à l'initiative de Nelson Mandela. Nomsa Finca, la soeur de service arrivée il y a un an dans la clinique, est tout sourire. " Non, il n'y a aucun tabou sur le sida, les jeunes filles viennent avec leurs parents pour se renseigner, et nous organisons des programmes de prévention, se félicite la soeur. Le seul souci c'est... Oui, c'est peut-être les jeunes filles qui tombent enceintes très jeunes, souvent dès 12 ans. Et il y en a de plus en plus. D'ailleurs, ils ont remis en place des tests de virginité dans une des écoles. Ca devrait régler le problème. Sinon à part ça, tout se passe bien. Mais vous devriez appeler notre autre infirmière demain, elle vous expliquera cela mieux que moi. La soeur se tait, l'air confus. Enfin, on n'a plus le téléphone par contre. Je suis revenue de vacances il y a une semaine et nous n'avions plus d'électricité. On est obligé de payer de notre poche, mais en ce moment on ne peut pas." La municipalité promet depuis quatre mois d'installer un compteur municipal. En vain.


Chez Maxoba, c'est la fin des festivités. Les garçons sont devenus des hommes. Forts de tous les conseils de leurs aînés, ils pourront se marier dans trois ans. Yalezo est extatique." Cela représente pour moi l'opportunité de prendre mon avenir en main." Maxoba renchérit: "Mandela nous a montré le chemin, à nous de le suivre jusqu'au bout en espérant que le gouvernement actuel suivra nos pas." L'espoir. Toujours.

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